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ARUCAH : Dernière manifestation


Valeurs et émotions – L’éthique à l’épreuve de la loi de modernisation de la santé

I – Présentation.

Le thème de cette formation proposée par le Président de l’ARUCAH, Christian MAGNIN-FEYSOT était un vrai défi mais correspondait aux attentes du moment si l’on en croit le nombre et la richesse des participants.

Très vite, lors de la présentation de l’intervenant par notre Président, nous avons pris conscience que le parcours, la mission d’enseignement à l’Université de Médecine de Marseille, les travaux de recherche et les publications du Professeur Pierre LE COZ allaient largement couvrir notre champ d’intérêt pour la thématique annoncée.

C’est un philosophe, un enseignant en Philosophie, un expert en Ethique, un chercheur engagé qui, dans le champ de la médecine, analyse, conceptualise la relation Patient/Soignant, dans le contexte du système de santé actuel en cours de modernisation qui s’adressait à nous tous, sans oublier le fait qu’il est l’auteur de plusieurs ouvrages (*)

II – L’Ethique – les notions essentielles.

A – Introduction

L’éthique est une partie de la philosophie qui s’intéresse plus spécifiquement aux questions des valeurs (beau – bien – juste), aux conflits qu’elles génèrent et que l’on peut aborder à partir de deux   branches différentes : l’éthique normative et l’éthique appliquée.
•    l’éthique normative : c’est l’éthique qui s’intéresse aux principes les plus fondamentaux. C’est la recherche des valeurs universelles, telles que le devoir envers nous-mêmes. Elle s’intéresse aux fondements de nos valeurs, s’agit-il de la religion, la raison, la société. Quels sont les repères intangibles sur lesquels on peut s’appuyer, qui ne sont pas variables en fonction des civilisations, qui ne se modifient pas à travers le temps ? Ce sont nos obligations en général à l’égard des autres.
•    l’éthique appliquée : concerne ce que l’on voit souvent dans les media :
-    l’éthique médicale : les questions d’euthanasie, d’avortement mais aussi la bioéthique, c’est-à-dire l’éthique spécialisée dans les questions de manipulation des éléments du corps humain, la transplantation d’organes, la gestation pour autrui, la recherche sur l’embryon,…
-    l’éthique environnementale
-    l’éthique sociale : les questions portant sur l’homoparentalité, la prostitution, la circoncision, la légalisation des drogues douces,…
L’objet de la conférence portera sur l’éthique normative et le problème éthique que pose la manipulation collective des émotions. (*)

B – Les principes éthiques dans le champ de l’éthique normative

Origine :
Ils sont nés suite à un scandale révélé en 1972 aux USA : les sacrifiés de l’Alabama. Depuis 40 ans, des Afro-Américains étaient l’objet d’une expérimentation, à leur insu, concernant l’évolution de la syphilis. Alors que certains recevaient un traitement, d’autres servaient de groupe témoin et ne bénéficiaient pas du traitement antibiotique (Pénicilline). Il s’agissait d’observer l’évolution de cette maladie sur des patients non traités.

Cet événement scandaleux –qu’on pensait révolu depuis le Code de Nuremberg- a conduit à la recherche de valeurs intangibles avec lesquelles on ne peut pas transiger.
D’où l’émergence des quatre principes de l’Ethique :
•    Autonomie
•    Bienfaisance
•    Non-malfaisance
•    Justice

(*) dont Le Gouvernement des Emotions – Pierre LE COZ – 203 pages – Albin Michel

Concernant les « sacrifiés de l’Alabama », les quatre principes ont été bafoués : non-recherche de consentement (A), non-apport de bien, non bénéficiaires des ressources thérapeutiques (B),  malfaisance par extension de cette maladie infectieuse (N-M), non respect de l‘égalité en dignité (J).

1.- Le principe d’Autonomie
*  Cette valeur correspond à un besoin fondamental de l’être humain qui est de participer aux décisions qui le concernent. L’autonomie nous enjoint de faire participer le patient aux processus de décision.
*  Comment ? Sur le modèle Questions/Réponses, comme le suggèrent déjà les Grecs et Socrate évoquant les bienfaits de la maïeutique. Dans l’art de la médecine, il s’agit par le jeu de questions/réponses d’aider le patient à découvrir ce qu’il veut vraiment pour lui-même.
*  Autonomie : (Auto=soi-même, normes=loi) signifie être à l’origine de ses lois. C’est une sorte de liberté un peu restrictive, auto-régulée et non en libre-arbitre capricieux. Cette idée est illustrée dans le cas du patient alcoolique. On ne peut pas dire qu’il est libre au sens qu’il soit capable de se donner ses propres règles. Nous retrouvons les limites de ce principe dans les cas des patients porteurs de troubles psychiatriques ou dans le cas d’enfants dont l’esprit et la raison ne sont pas encore développés.
*    Pour KANT, l’acte libre est un acte pensé, réfléchi, placé sous le sceau de la raison
*  Pour LEVINAS : on peut respecter les personnes même si elles n’ont pas un comportement rationnel
-  ex. : cas d’une personne porteuse du VIH à la naissance ; les parents sont décédés. Elle ne suit pas la tri-thérapie. Son refus est expliqué par le fait que le médicament réactive sa blessure.
- la grandeur d’un être humain se perçoit à travers un visage ; on doit s’effacer, s’incliner devant un patient qui n’agit pas conformément à ses besoins. Cela signifie qu’un patient a droit de refuser un soin, refuser une vaccination, une adolescente peut refuser un avortement. Ainsi LEVINAS associe l’usage du respect au visage. Il reprend une petite phrase de politesse dont la banalité masque la profondeur : « Après vous, je vous en prie ». Toute son éthique est résumée dans cette phrase. Le respect consiste à se taire, suspendre son débit de parole pour laisser l’autre exister.
Parfois, le respect glisse à la tolérance lorsqu’une personne m’agresse. C’est une forme de respect au rabais.

2.- La Bienfaisance
C’est une 2e valeur qui réclame en nous d’accomplir un bien pour autrui, qu’il puisse reconnaître comme un bien à lui. Faire un bien pour moi, sans moi, c’est faire un bien contre moi. Quoi de plus redoutable que quelqu’un qui nous veut du bien ? Le noyau dur de la bienfaisance a un bénéfice somatique. Ce peut être en fin de vie de s’éteindre à travers un bien psychique, relationnel, moral (écoute d’une musique).
La caractéristique de la bienfaisance s’illustre à travers l’attitude du Bon Samaritain qui aide quelqu’un, son ennemi, sans réciprocité, sans remerciements. Il a fait selon la compassion, la voie du cœur.
Cette émotion est au cœur de l’éthique. Elle peut être manipulée, parfois elle dérive dans la pitié, les larmes. Alors, convoquons plutôt l’empathie. Pensons au film La Chambre des Officiers qui met en scène la problématique de la compassion et montre qu’une vraie compassion n’est pas exubérance de larmes. Elle est digne, pudique, secrète, réservée, silencieuse.

3.- Le principe de la Non-Malfaisance
Ce principe vise à épargner à autrui des préjudices, des souffrances morales qui ne feraient pas sens pour lui. Il s’agit de ne pas nuire, pour des personnes qui ne peuvent pas dire le bien pour eux (Cas de Vincent LAMBERT). Une souffrance qui s’ajoute à un mal est à proscrire. Il convient souvent d’ajuster l’information à la demande du patient. Ce principe, on le trouve déjà chez les Grecs, chez HIPPOCRATE, chez SOCRATE, dans l’œuvre de PLATON, l’idée qu’il ne faut pas ajouter un mal à un mal. On ne doit pas à un mal répondre par un mal. C’est éviter l’escalade. Répondre à l’agressivité par l’agressivité. Pour SOCRATE, il faut penser que nul n’est méchant volontairement. Il faut chercher les déterminants sociaux, affectifs qui concourent à la conduite de l’agresseur. Cela évite de tomber dans l’escalade de la vengeance, de la violence. En éthique, il y a des dilemmes (cas de conscience où il faut choisir entre deux valeurs auxquelles on est attaché).C’est le cas entre le Respect de l’Autonomie et la Non-Malfaisance. Dans le cas de la recherche de la paternité, le législateur a tranché en refusant le test de paternité.

4.- Le principe de Justice
A côté des besoins humains –celui de respecter ma liberté, que l’on soit bienfaisant à mon égard, que l’on ne m’afflige pas de souffrance inutile- j’ai besoin que l’on soit juste avec moi. J’ai besoin que l’on ait une égale considération. Si je suis handicapé, je veux que l’on m’accorde autant de valeur que si j’étais valide. Ce principe enjoint une égalité entre toutes les personnes. Cela implique les politiques de refus de la discrimination selon l’âge, la couleur de la peau, la religion. Etre juste, c’est considérer que tout homme est porteur d’une valeur absolue. Ce que l’on appelle une dignité. Les objets, les animaux ont un prix. Ce sont des moyens. Mais l’homme n’est pas un moyen, il n’a pas un prix. Il a une dignité, c’est-à-dire qu’à 80 ans, on a la même valeur que quand on en avait 20,  même si vous ne marchez plus. Ce principe de justice, on en prend conscience à travers l’émotion qui est l’indignation. A l’échelle planétaire, il y a un progrès moral de l’humanité. Il y a une émancipation de la sensibilité humaine, de la sensibilité empathique. On arrive à se mettre à la place d’un autre même s’il n’a pas la même couleur de peau, qu’il habite très loin. L’homme a mis très longtemps pour arriver à cette doctrine, pour un travail de l’indignation. On arrive progressivement à percevoir : Autrui = le même que moi. L’égalité en dignité a été la pierre angulaire de la médecine. Hippocrate a déclaré que toute personne qui s’engage en médecine ne peut refuser les soins à un indigent. C’est le sens de l’égalité.

Mais le problème de la justice a deux sens. Il y a une justice égalitaire et une justice distributive. Les ressources humaines, financières ne sont pas illimitées. Comment répartir les ressources rares de manière équitable ? D’où la tension entre les deux sens du principe de justice. Tension entre la posture égalitaire (les mêmes besoins à tous) ou celle de l’équité (les soins ajustés avec des priorités à établir). La question éthique révèle deux attitudes, l’une mise en relief par KANT, le déontologisme, qui revendique la dignité des personnes, l’égalité en dignité. Tous les patients âgés, plus jeunes, doivent bénéficier du même traitement quel que soit son coût. L’autre qui prône l’utilitarisme : Afin de sauvegarder le système de santé privilégier le critère qualité des soins, son optimisation. On retrouve le cas de Vincent LAMBERT. Est-ce que le but de la vie est vivre le plus longtemps possible dans un contexte de Non-Vie ?

Ce dilemme se pose à propos de la transplantation d’organes. Dans un contexte de rareté, qui satisfaire ? L’éthique utilitariste répond : calculons ce qui fera le plus grand bonheur au plus grand nombre de personnes.

III – La manipulation des émotions : Comment raisonner avec nos émotions ?

Il convient de prendre conscience des émotions dans la révélation des valeurs. La compassion révèle la valeur que l’on attache à la bienfaisance. Le respect réveille en nous notre attachement au principe de l’autonomie. L’indignation nous rappelle, quand nous la ressentons, que nous sommes attachés à la justice. A chaque fois que nous éprouvons une émotion : crainte, confession, respect, indignation, l’importance d’une valeur se révèle à nous.

L’indignation nous révèle la dignité de la personne. Si je n’ai pas d’indignation, je ne sais ce qu’est la dignité de la personne. Pour Pierre LE COZ, il n’y a pas d’éthique sans compassion, sans émotions. L’éthique est une dialectique entre la rationalité et la sensibilité. Mais le problème dans notre société, c’est que les émotions sont excitées, sont manipulées et peuvent créer un certain malaise. Le conférencier a analysé la progression des faits divers (cf. livre « Le gouvernement des émotions » - page 9) qui ont augmenté de 73 % en 10 ans dans les journaux télévisés. Il en tire la conclusion que si la compassion, l’indignation sont excitées dans le but d’amplifier nos émotions, le message éthique est brouillé. Tout est faussé. Nous avons besoin d’émotions, mais il faut qu’elles soient authentiques, non factices. Aujourd’hui, les media tentent à produire des émotions factices à travers trois ressorts : les faits divers, les témoignages vécus, l’amplification. Ces trois phénomènes contribuent à générer une captation émotionnelle qui crée  un coup d’opportunité. Quand je suis absorbé par un fait divers, un événement polémique, je ne m’intéresse pas à autre chose. C’est un phénomène mondial que l’on trouve à la télévision, presse tabloïd, et parfois la vie privée des individus est exhibée au grand jour. Dans le cas, par exemple, de Vincent LAMBERT, on peut déplorer l’instrumentation médiatique, manifestation de rues : cette affaire familiale dramatique est exaltée et fonctionne sur le ressort de la compassion morbide. La compassion est brouillée.par des éléments de voyeurisme, de délectation morose, sorte de jubilation noire  de voir ses semblables plus malheureux que soi…

Le témoignage vécu est un autre ressort dans la manipulation des émotions. Mais nous savons qu’un exemple –fut-ce un témoignage exprimé à la télévision- visant à intimider, à impressionner, n’est pas un argument. Un exemple illustre une idée mais n’est pas la démonstration de cette idée. Un exemple n’est pas une preuve. A un exemple, on peut toujours opposer un contre-exemple. Dans le domaine du droit, jadis, le modèle était l’aveu. Mais le juge ne se fie pas complètement au témoignage vécu. Il va chercher les traces (ADN, SMS,…) pour faire émerger la vérité qui devient une construction rationnelle à plusieurs, c’est un cheminement.

L’amplification -qui peut être illustrée par la surenchère verbale- est une manière d’exciter les émotions, de binariser, de simplifier les débats. D’où la nécessité d’échanger, de diversifier notre répertoire des émotions, les rendre plus fines pour retrouver l’authenticité, ré-enchanter notre sensibilité. Il faut bien se rappeler que le propre de nos émotions, c’est de révéler les valeurs à l’écart du charivari médiatique.

IV – Débat à propos de la Loi de santé à l’épreuve des principes de l’Ethique

La richesse des apports du Pr Pierre LE COZ a permis d’ouvrir un espace d’échanges avec le public aux compétences diversifiées (Représentants des Usagers dans les Hôpitaux et Cliniques, représentants d’Associations de malades, médecins, psychologues, enseignants, responsables d’Etablissements, Président de Comité éthique,…). Ce fut un vrai temps où l’éthique de la discussion  put s’installer. L’empathie incarnée par le Professeur a créé un climat de confiance, de respect mutuel, d’écoute, qui a rendu ces échanges de grande qualité. Les questions révélaient les préoccupations de chacun en fonction de la responsabilité spécifique portée au sein du système de santé. Les réponses apportées par le Professeur étaient toujours un élargissement, un approfondissement de l’interrogation venant du public. Les notions travaillées et passées à travers la grille de l’éthique normative furent :
•    la problématique de la fin de vie, l’euthanasie, la sédation terminale profonde
•    l’indépendance des équipes dédiées au recueillement d’organes et celles dédiées à la transplantation
•    favoriser le prélèvement d’organes quand le refus n’est pas enregistré sur le registre, améliorer la communication avec les familles
•    le secret médical partagé –DMP- société de la transparence qui malmène la vie privée
•    la liberté (port du bracelet en psychiatrie) et malfaisance/stigmatisation
•    médecine de plus en plus protocolisée – médecine de l’âme transformée en application de tâches
•    les Directives Anticipées / 2% en France / rôle du médecin traitant / les réticences  / la vie n’aime pas la mort (Bichat)
•    problème des choix pour autrui / la sympathie / les limites
•    rôle de l’Etat / la loi / son application / rôle des associations / des citoyens mais le législateur ne va-t-il pas trop dans les détails ? (cf. position du Sénat à propos de l’hydratation, de l’alimentation en phase terminale).
•    les peurs /et l’euthanasie/ positionnement des pays nordiques et nord-américains plus favorables / le paradoxe : savoir qu’elle pourrait être possible libère et ne conduit pas forcément à vouloir la pratiquer (1%)  - loi pour rassurer ou loi garde-fou
•    émotion individuelle / émotion collective – sans la rendre impure.

Idées et/ou questions encore ouvertes
•    Peut-on obliger le médecin à pratiquer l’euthanasie ?
•    Les Directives Anticipées à faire vivre comme la « retraite de l’âme », un chantier à développer pour amplifier l’information et l’appropriation
•    Est-ce que le législateur ne légifère pas trop sous le coup de l’émotion ?
•    Comment trouver l’équilibre entre intérêt général et intérêt particulier ?
•    Eviter la contagion affective (je me projette dans l’autre) pour garder la valeur de la compassion (subir avec l’autre mais pas comme l’autre).

En guise de conclusion

Cette matinée de formation -qui a pu se réaliser grâce au soutien de la CRSA et de l’ARS- a permis, comme le souhaitait le Professeur Pierre LE COZ, à chacun de rendre ses émotions plus fines, de les pondérer en renforçant le lien entre émotion et raison. « Purifier nos émotions par la ruse de la raison », tel était un des messages de l’intervenant. De même qu’il nous a invités, en nous quittant, à poursuivre notre interrogation individuelle qui fait « la grandeur et la misère de l’Homme » et que l’on retrouve dans toutes les cultures : Quel est le sens de la vie ? compte tenu que seulement vivre n’est pas un but en soi.

Le Président de l’ARUCAH, après avoir rappelé que la thématique de cette formation prolongeait celle du 18 avril 2015 où, en présence du Directeur de l’ARS, M. TOURANCHEAU, nous avions analysé le projet de loi de modernisation du système de santé, a chaleureusement remercié le Professeur Pierre LE COZ : « L’écoute, la richesse des échanges sont la meilleure preuve de l’intérêt que vous avez suscité  auprès des participants de cette formation ».

Claude Camus
Membre du CA de l’ARUCAH
9 novembre 2015